J'ai failli être complice d'un suicide assisté...
Gianni VattimoEh bien, je l'avoue : il y a six ans, j'ai failli devenir l'assassin d'une victime consentante, ou tout au moins le complice d'un suicide assisté. Mon compagnon de l'époque (et depuis plus de vingt ans) a subitement découvert qu'il était atteint d'un cancer du poumon, inopérable et déjà assez avancé.
Or Sergio avait perdu sa soeur, emportée par une tumeur quelques années auparavant. Il l'avait vue s'éteindre doucement, en s'enfonçant dans un désespoir toujours croissant. Il ne voulait pas finir de la même façon. Donc : puisque tous les deux nous connaissions déjà, pour des raisons pas seulement politiques d'ailleurs, les mouvements d'inspiration radicale qui promeuvent l'euthanasie, nous nous sommes renseignés sur les démarches à effectuer. C'est pourquoi nous nous sommes inscrits à l'association Dignitas, qui a son siège en Suisse, et qui promet une aide dans des cas comme celui-ci.
Entre-temps, comme nous faisions la tournée des oncologues et des spécialistes à la recherche d'un remède, nous avons trouvé parmi nos amis des médecins qui nous ont promis, en cas de besoin, d'aider Sergio à en finir sans trop de douleur, physique et psychologique. Cela se fait assez couramment en fait, mais il vaut mieux ne pas le dire. Et bien sûr, vous n'avez cette solution que si vous "connaissez" quelqu'un. Le pauvre malade qui n'a pas de relations chez les médecins ni dans les hôpitaux peut difficilement compter sur ce type d'aide discrète.
J'étais député européen, je ne suis pas exactement un inconnu. J'ai des amis médecins qui me soignent même gratuitement parfois, alors... En attendant, deuxième démarche, nous avons essayé de trouver un contact au Pays-Bas, où nous savions, ou du moins croyions savoir, que l'euthanasie est pratiquée avec moins d'obstacles juridiques. Nous avons eu la chance de trouver un excellent médecin italien qui travaillait à Amsterdam, et qui est devenu un véritable ami ; lui aussi nous a promis qu'il était prêt, si nécessaire, à accompagner Sergio vers une fin de vie digne, en toute amitié.
Par ailleurs, il a prescrit à Sergio un nouveau médicament qui semblait fonctionner assez bien. Semaines d'anxiété, entre février et mars. Allers et retours de Turin à Amsterdam, non seulement pour préparer l'éventuelle euthanasie, mais aussi et surtout pour essayer de guérir. Nous sommes devenus des habitués d'un palace, l'Hôtel Le Grand - dont maintenant je n'arrive même plus à m'approcher tellement l'angoisse me terrasse. Evidemment, les chambres étaient hors de prix ; mais nous nous conduisions déjà comme ceux qui n'ont pas trop à se soucier d'épargner, étant donné l'avenir qui attendait Sergio.
Dans la même logique de fin de vie, avec le consentement du médecin italo-néerlandais, nous avons décidé de faire un dernier voyage en Amérique : Sergio, historien de l'art, voulait voir certaines choses que nous n'avions pas vues pendant les voyages précédents : le nouveau Musée d'arts orientaux de San Francisco et la Maison sur la cascade de Wright, qui se trouve au fond de la Pennsylvanie dans un endroit éloigné des parcours les plus fréquentés. Billets de première classe, une tante de Sergio - à laquelle, comme à sa mère, nous avions révélé sa maladie - lui avait donné une somme d'argent assez importante, avec laquelle, le dernier jour de sa vie, à New York, Sergio achètera deux superbes vases de Scarpa. Ce qui s'est passé, sur le plan émotionnel, durant ces deux mois d'agitation désespérée (de la découverte du cancer début février à la mort de Sergio survenue le 20 avril), je n'arrive même pas à le ressentir aujourd'hui. J'ai peur d'être devenu cynique, si quelqu'un me parle d'un drame de santé personnel, j'ai toujours envie de lui répondre que j'ai vécu bien pire.
En 2003, je discutais avec Sergio de sa volonté de s'en aller avant que le cancer ne le dévaste. Je dois dire que je suis reconnaissant à Dieu, quel qu'Il soit, que Sergio soit parti "naturellement", dans l'avion qui nous ramenait en Europe pour aller à Amsterdam. Que fait-on après qu'on a accompagné un proche à l'hôpital pour le laisser mourir ? J'étais évidemment prêt à supporter aussi cette peine - qui, d'ailleurs, n'était rien par rapport à la sienne, qu'il a supportée jusqu'au bout en me donnant un exemple de force tranquille et de tendresse infinie. Mais je suis heureux qu'au moins cette peine m'ait été épargnée ; et j'éprouve encore sans cesse du remords à cause de ma "faute" (Sergio avait vingt ans de moins que moi) d'être encore en vie.
Est-ce par cynisme que je parle encore maintenant de ces choses-là, que j'ai déjà diversement rapportées en d'autres occasions de bavardage autobiographique ? Je n'en sais rien, mais je sens comme le devoir de parler de mon compagnon.
Texte paru en 2009 dans la revue "Micromega", traduit de l'italien par Chiara Pastorini.